CHAPITRE PREMIER
Depuis ce jour où il était devenu Chasseur, chaque retour de safari était un grand moment de joie pour Matom. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’aimait pas son travail, tout au contraire. S’il aimait les retours, c’est parce qu’il pouvait alors se plonger à cœur perdu dans les délices de la planète capitale. Il était fêté et pouvait raconter mille histoires. C’était, en vérité et indiscutablement, un fameux instant.
Mais, au bout de quelques jours, l’ennui mettait la patte sur Matom. Il devenait alors très nerveux, il se traînait sans véritable but et les visages qu’il rencontrait, toujours les mêmes, ne lui semblaient plus présenter d’intérêt. Matom se mettait à attendre le prochain départ avec une impatience croissante. C’est pourquoi l’on peut dire que, s’il aimait les retours sur Vataïr, il aimait tout autant – et peut-être davantage encore – les départs.
La position sociale de Matom était quelque chose d’assez particulier. C’était même rare. Bien entendu, les safaris existaient depuis longtemps déjà, depuis, probablement, des dizaines et des dizaines d’années. Il y avait, par exemple, les chasses aux oiseaux-plongeurs de Navaéé et les chasses d’étude des planètes Voll et Voll X. Il y avait finalement de nombreuses chasses, et cela depuis longtemps, mais, sur la planète D’om, la chose était relativement récente, deux, trois années.
La découverte de ce monde remontait à dix ans, à tout casser. Et nulle part ailleurs on n’avait encore déniché ce gibier particulier, ces troupeaux de sierks en nombre élevé. C’est pourquoi les Chasseurs de sierks, les vrais, étaient relativement peu nombreux. Et c’est pourquoi la position sociale de Matom était particulière : il était Chasseur de sierks, partageant ce statut avec trois ou quatre autres privilégiés. Mais, de tous, Matom était certainement celui qui promettait le plus.
En un mot comme en cent, Matom était un Vatayéen heureux et il possédait en lui tout le potentiel de qualités et de capacités requises pour que cet état de faits dure longtemps. Il en était d’ailleurs bougrement conscient.
Il s’était arrêté directement au quarante-septième niveau de l’immeuble, avait rangé sa navette personnelle dans une des glissières suspendues du parking magnétique. Le rail d’accès l’avait mené jusqu’à l’entrée et, devant l’oreille grillagée du portier automatique, il avait débité tout d’un trait :
— Joll Matom Y. X. Chasseur C. D. P. Attendu par Luxif A. D. ce jour à 26 h 40.
En une fraction de seconde, la machine avait reconnu et classé le timbre de voix de Matom, avait vérifié la véracité de son annonce, puis commandé l’ouverture de la porte.
— Merci, vieille chose ! avait lancé Matom.
Il se sentait particulièrement en forme et très excité, bien que l’entrevue obligatoire avec Luxif A. D. ne soit pas, il l’admettait, quelque chose de spécialement shak. En vérité, Matom ne connaissait rien qui fût moins shak et excitant que Luxif A. D. Mais il fallait en passer par là et par lui. A chaque départ de safari c’était le même cinéma.
Il emprunta un claque-fesses mobile et se laissa conduire à travers les couloirs, ayant auparavant programmé son trajet, d’une ou deux pressions de doigts sur les touches du tableau de bord. C’était gris et silencieux, ouaté, comme parfaitement retranché du monde. C’était également désert, ou quasiment ; durant tout son trajet, il ne croisa que deux autres claque-fesses, montés par des Loherts au visage inexpressif. (Cette catégorie de Vatayéens baptisés Loherts était véritablement quelque chose de spécial, peut-être au point et tout, et ce qui se faisait de mieux en génétique, mais pardon !)
La plaisanterie classique à leur sujet affirmait que les généticiens-programmateurs qui les avaient tricotés avaient dû égarer des mailles… Une subtilité que les Loherts, par exemple, malgré leur grande intelligence, étaient incapables de comprendre. L’humour, pour les Loherts, c’était quelque chose qui flottait à un bout des quatre Univers connus, tandis qu’eux-mêmes se trouvaient à l’autre bout, du côté de Gammeyre… A la réflexion, il y avait bel et bien quelque chose de moins shak qu’un Luxif, fût-il A. D. ou L. H., et c’était un Lohert. Parole !
Ces réflexions amusèrent Matom et il en souriait encore lorsque le claque-fesses stoppa devant la porte du grand bureau. Il cessa de sourire et descendit de l’engin, le programma en attente.
La porte du bureau était faite d’une grande surface de médoll parfaitement lisse, au centre de laquelle était planté l’œil terne du mouchard électronique. Il y avait aussi, sur une plaque de verre dépoli et en caractères ganéens anciens, l’inscription suivante : LUXIF A. D. Président-Organisateur de la Compagnie de Diffusion des Plaisirs – Vataïr, Secteur 5432.
De l’avis de Matom, cette histoire de caractères ganéens anciens était un truc idiot. Il y avait d’ailleurs dans la vie pas mal de trucs idiots. Une montagne. Par exemple, cet engouement général pour ce qui était ancien, alors que tout dans la société était orienté vers l’avenir : il y avait là un petit machin qui ne collait pas. Et cette affaire de safaris sur la planète D’om, c’était une tendance marquée pour l’ancien, pour une autre vie, si l’on voulait réfléchir. D’accord, si l’on voulait réfléchir… Mais c’était précisément en réfléchissant trop qu’on se mettait à voir partout des trucs idiots, et ça devenait dangereux. Dangereux pour tout le monde, à commencer par soi-même… Les Loherts, tiens ! en voilà qui ne gâchaient pas leur temps et leur sacrée énergie à réfléchir à des trucs idiots…
Matom se planta devant l’œil rond du mouchard et celui-ci devint rouge, clignota. Matom dit qui il était et pourquoi il était là. La porte s’ouvrit, puis se referma derrière lui après qu’il eut fait quatre pas à l’intérieur du bureau.
Il avait fait l’effort de se confectionner un sourire aimable, tout en se demandant combien de temps il pourrait tenir. A sa grande surprise, il tint plus de trente secondes et, dans ce laps de temps, Luxif A. D. sourit lui aussi, se leva même de derrière son sacré bureau et invita Matom à prendre place dans la coquille-fauteuil de réception en face de lui.
— Comment va, Matom Y. X. ? s’enquit poliment (et, Dieu des Espaces ! comme qui dirait aimablement !…) le Président-Organisateur de la C. D. P.
Matom renforça son sourire qu’un peu trop de stupéfaction avait bien failli faire glisser de ses lèvres. Il considéra un court instant ce sacré Luxif A. D. derrière son bureau, environné de tout son complexe-secrétariat, avec son buste fragile, sa tête ronde et chauve hérissée au sommet des trois implants d’électrodes greffées. Un visage de vieux, avec des rides sous les yeux et des joues creuses.
Les Luxifs étaient un modèle qui remontait à loin dans le temps. Ils n’avaient pas été manipulés de façon à pouvoir lutter efficacement contre la sénescence ni, à plus forte raison, contre les blessures physiques. On disait que, dans les temps reculés, ce modèle comprenait encore des individus donneurs et des receveurs, pour ce qui est de la reproduction, mais on disait pas mal de choses incontrôlables, il faut l’admettre.
Pour parler franchement, les Luxifs étaient ce qu’on peut appeler un modèle en voie d’extinction. Et ils le savaient fichtrement bien… Pourquoi donc aurait-il fallu continuer la production de naissances du modèle luxif ? Hein ?… Alors que ce qui se faisait couramment – sans parler du modèle lohert – était cent mille fois mieux, génétiquement parlant. Et pas question pour ces sacrés Luxifs de continuer à se reproduire par eux-mêmes. Même s’ils en avaient été capables dans les temps reculés, comme l’affirmaient certains racontars, ceux qui restaient en vie n’en étaient certainement plus capables.
Certains sujets de ce modèle avaient su mener leur barque et gagner du fric, ou s’infiltrer dans des postes haut placés ; ils étaient, à ces postes, d’une efficacité exemplaire, il faut le dire. Avec le fric, ils avaient pu se payer des petits extras chirurgicaux : comme l’implantation à retardement de ces électrodes à plaisir commandées par boîtier indépendant. Ils avaient profité également des traitements d’après-naissance contre le vieillissement rapide et les attaques virales. Un type comme Luxif A. D. s’était bien débrouillé, indubitablement. A le voir, comme ça, avec sa peau zébrée brune et blanche, il avait bien dans les trois cents ans, le vieux salaud.
Matom se laissa aller dans la coquille-fauteuil, soupira lentement entre les barres dures de ses gencives. Il dit :
— Je vais parfaitement bien, merci.
— Eh bien, c’est parfait, dit Luxif A. D. C’est parfait, mon cher Matom Y. X.
Il reprit sa position assise derrière son bureau. « Encore un peu, soupira Matom, et il va m’appeler Y. X. tout court… ou bien Joll, qui sait ? »
Il fixa, le sourire aux lèvres, le crâne lisse de l’organisateur et les trois petites fiches des électrodes du sommet, se demandant l’espace d’un instant à quel degré d’excitation et à quel plaisir, en un mot, pouvait parvenir un vieux modèle comme A. D., avec son boîtier skaïr. Lui aussi possédait cette greffe, et lui aussi usait du boîtier skaïr.
Les Loherts seuls pouvaient se passer de plaisir : ils étaient programmés génétiquement de la sorte. Lui, Matom, qui sans faire partie des vieux modèles n’était tout de même pas ce qui se faisait de plus récent, arrivait parfois à des shaks complètement délirants, avec le skaïr… Mais ce vieil A. D. ? Ce sacré vieux truc d’A. D. ? A cet âge-là, on doit avoir l’hypothalamus en gelée, non ? Un grand coup de plaisir, c’est capable de vous foutre en l’air pour le compte.
— Vous voilà prêt à repartir, dit A. D. Nous avons reçu hier toutes les directives du Centre. Je dois vous féliciter, Matom Y. X., car en haut lieu on est très satisfait de vos services. Vous vous révélez un Chasseur de sierks hors pair, et votre tableau de chasse général dépasse à ce jour celui de vos confrères de plusieurs centaines.
— Merci, dit Matom. Vous êtes trop bon, monsieur.
Et voilà donc d’où venaient ce sourire et toute cette amabilité délirante. Des félicitations en haut lieu… Eh bien ! Bravo ! Matom. Quant à A. D., il est et restera toujours un vieux con.
— Ne me remerciez pas, dit A. D. Ces félicitations sont méritées.
« Ferme ta vieille gueule », songea Matom. Il dit :
— Puis-je connaître le programme ?
— Très certainement, acquiesça A. D. en lui retournant son sourire.
Il saisit sur son bureau une chemise plastifiée qu’il tendit à Matom.
— Vous en prendrez connaissance chez vous, plus tard. Rien ne presse. Ce que je puis vous dire, c’est que le départ est pour demain soir. Votre vaisseau est le Laham ; c’est un vaisseau que vous connaissez bien, ainsi que son équipage, je crois ?
— Exact. Et mon équipe de chasse ?
— C’est votre équipe habituelle de dix Vatayéens modèle Matom, comme vous.
Le front de Matom se plissa.
— La même équipe ? Et même Lover ?
— Pardon ?
— Je veux dire… Matom E. F. fait-il toujours partie de l’équipe ?
A. D. pressa une touche sur le bloc-secrétariat de droite et une voix métallique récita les noms de toute l’équipe. Il y avait celui de Matom E. F.
— Vous avez la réponse, dit A. D. Pourquoi cette réticence ?
Matom haussa nerveusement une épaule et il eut un geste irrité de la main.
— J’avais mentionné ce type dans mon dernier rapport. Au cours de la dernière chasse, il n’a cessé de nous créer des emmerdements. C’est un cinglé du plaisir, un véritable drogué ; il n’arrête pas de se brancher sur son skaïr, qui, soit dit en passant, doit être rudement trafiqué ! Dans cet état, il est naturellement incapable de remplir son service.
A. D. eut l’air parfaitement étonné et impuissant. Il écarta les mains, les rapprocha, croisa et décroisa ses doigts plusieurs fois. Il finit par dire :
— Je ne sais pas. Votre dernier safari ne remonte pas loin en date, et il se peut que votre rapport n’ait pas encore été lu. C’est probablement cela. Est-ce que désirez reporter cette expédition, ou bien…
— Non, ça va, dit Matom. Ne vous excitez pas. J’essaierai de tenir ce gars-là et je le visserai. C’est tout.
— C’est ennuyeux, dit A. D. C’est ennuyeux.
Il avait l’air de quelqu’un qui se creuse véritablement la tête et qui se fait rudement mal aux méninges pour trouver une solution terrible en quelques dixièmes de seconde.
— Ça va, dit Matom. Je vous dis que ça ira. Je tiendrai ce type à l’œil. Ce que vous pouvez faire, par exemple, c’est faire distribuer des skaïrs programmés sur un nombre défini d’impulsions, à l’embarquement. Il aura ce truc comme les autres et ne pourra en abuser. Voilà ce que vous pouvez faire : donner des ordres dans ce sens.
La figure zébrée d’A. D. s’illumina. Ce qu’il avait de peau blême cessa d’être livide pour retrouver une pigmentation plus honorable.
— C’est parfait ! s’écria-t-il. Parfait ! Véritablement parfait !
Il fit pas mal de foin pendant quelques instants, s’agita et s’énerva sur les touches de son complexe-secrétariat, donnant immédiatement l’ordre suggéré par Matom. Quand il eut terminé, il avait le visage de quelqu’un qui vient d’inventer la machine à inventer des machines.
Matom cessa de pianoter sur la chemise plastifiée qui contenait ses instructions et toutes les données nécessaires à ce nouveau safari. Il se leva, avec l’intention de s’en aller très vite.
— Une petite seconde, je vous prie, dit encore A. D.
Matom se figea, mais demeura debout.
— Il y a une chose que je voulais vous dire, commença Luxif A. D. Une petite chose…
Il fit encore des tas de gestes nerveux avec ses mains et ses sacrés longs doigts osseux. Des gestes qui ne voulaient rien dire et qui étaient là pour occuper le silence. Enfin, quand il en eut assez – et comme Matom demeurait de glace – il se décida.
— Voilà. On a insisté en haut lieu pour que vous soyez à la tête de ce safari. Vous et pas un autre, parce que vous êtes le meilleur Chasseur de la Compagnie. Et la Compagnie, dans cette expédition, joue peut-être non seulement la réputation qu’elle a mis des siècles à acquérir, mais aussi son droit d’existence.
— Comment cela ? dit Matom, et un pli soucieux barrait de nouveau son front.
— Je n’exagère rien, dit A. D. (Il se remit à faire voltiger ses doigts, mais tout en parlant, cette fois.) Cette expédition est terriblement importante, pour la Compagnie, pour nous tous, pour vous-même…
— Puisque vous avez quelque chose à dire, qu’est-ce que vous attendez ? pressa Matom.
— C’est vrai. Voilà… Vous n’ignorez rien de la création de ce nouveau modèle, de cette nouvelle race de Vatayéens… je parle du modèle lohert…
« Qu’est-ce que les Loherts viennent foutre là-dedans ? » se dit Matom. Il fit un signe de la tête qui répondait à la question d’A. D. et l’invitait à poursuivre rapidement.
— Ils sont parfaits, ou presque, génétiquement parlant, dit A. D. Quasiment parfaits, c’est le mot. Leur programme génétique comporte un ralentissement sensiblement accru de la sénescence, une résistance totale à toutes les attaques microbiennes, un des plus hauts Q. I. qui soit, la capacité de régénérescence spontanée – ou presque spontanée – en cas de blessure ou même ablation de membre, défection de certains organes vitaux. Tout cela est en eux, inscrit dans leurs cellules et leurs gènes. Inutile de dire que la reproduction des Loherts par parthénogenèse est arrivée à un stade de perfection que nul autre modèle de Vatayéen ne connaît. Ce sont des sujets d’élite, au plus haut niveau de l’évolution humaine. C’est ce que nous savons.
— C’est ce que nous savons, effectivement, dit Matom.
A. D. hocha la tête une ou deux fois dans le vide avant de continuer :
— Le vrai grand progrès effectué sur le remodelage des gènes de ce modèle tient au fait que le plaisir lui-même est programmé de façon à s’écouler régulièrement, logiquement, tout comme le sommeil vient logiquement quand le corps a besoin de repos. On a souvent dit qu’ils n’avaient pas besoin de plaisir, et c’est faux : ils l’ont en eux. Ils n’ont pas besoin de stimuli extérieurs, voilà ce qui est vrai. On s’accorde à penser en haut lieu que cette race est la race de l’avenir et que les Vatayéens se trouvent à la charnière entre deux sortes d’individus, sur le chemin de l’évolution.
« Il y a tous les modèles connus : les anciens Luxifs dont je suis et qui s’éteignent tout doucement, les Ni Huins, les Nissios, les Matoms. Et puis, maintenant, les Loherts. Les Loherts qui donneront naissance à des Loherts, les Loherts qui, dans quelques centaines d’années, peupleront les quatre Univers connus… ou qui, grâce à leurs connaissances, en découvriront peut-être d’autres. Les Loherts qui deviendront synonymes de Vatayéens. »
— Et alors ? dit Matom. Je sais tout cela comme vous. C’est ce qui se passe depuis le commencement des temps, non ? L’évolution, parfaitement. Une race chasse l’autre. Un modèle chasse l’autre et une famille génétique chasse l’autre. Cela se fait sur des centaines de siècles, et je n’ai jamais entendu dire que l’apparition d’un nouveau mutant rendait obligatoirement nécessaire la disparition immédiate des sujets en place. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je suis un Matom, et j’ai encore normalement quelques siècles à vivre, si je ne me fais pas tuer en chasse. En mon temps, j’ai donné naissance à deux petits. Je ne suis pas malade et je peux user de mon skaïr à volonté ou presque.
« D’accord, si on me coupe un bras, il ne repoussera pas tout seul, comme cela se produirait pour un Lohert. Mais on m’en recollera un autre, on me fera une greffe, ou bien on activera la régénérescence par un procédé biochimique, est-ce que je sais !… Et qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Je ne suis pas perdant. J’ai mon temps à vivre. Après… après nous, je sais bien que ces sacrés Loherts prendront le flambeau. Je sais que, bâtis comme ils le sont, ils risquent de durer un fameux paquet de temps ! Et après ? On ne m’a jamais dit qu’ils étaient dangereux, par l’Espace ! Ils sont Vatayéens, non ? »
— Tout cela est vrai, dit A. D., hochant toujours son crâne pelé. Pourtant, dans les hautes sphères de la Compagnie, on pense tout de même que ces Loherts peuvent représenter un danger. Un danger pour la Compagnie. Ne vous énervez pas, Matom Y. X. Ecoutez-moi… Quel est le but de la Compagnie ? Créer et offrir des plaisirs aux Vatayéens qui en ont besoin, psychiquement parlant. Reposer, détendre, changer les idées de ceux que la vie active surmène et déprime, ceux qui ne sont pas suffisamment forts pour résister, ceux qui n’ont plus assez de leur skaïr. Nous sommes nous-mêmes fabricants et distributeurs de ces boîtiers-skaïrs, et c’est une de nos plus belles affaires. Les safaris sont en passe de devenir une seconde très belle affaire, qui achèvera de nous faire connaître dans les quatre Univers connus. La Compagnie, en un mot, est en plein essor.
— C’est ce que je raconte aux clients avant chaque départ, dit Matom sur un ton las.
— Et c’est vrai ! dit A. D. C’est tout à fait vrai. Or, les sujets loherts s’intéressent eux aussi à la Compagnie. Mais d’une façon tout à fait négative, si je puis dire. Ils contestent son utilité. Ouvertement.
— Hé là ! dit Matom. D’accord : ils n’ont pas besoin de ce sacré plaisir, eux ! Mais les autres, hein ?
— C’est exactement la réaction de tous, dit A. D. Et c’est la conclusion des Equipes Gouvernementales. Dans cette direction, l’argument des Loherts est stoppé. Alors, ils ont bifurqué et prétextent que nos chasses sont dangereuses, que le plaisir offert est en déséquilibre par rapport aux risques encourus. C’est leur grand argument.
— Ils ignorent que, pour certains clients, le risque peut être facteur de plaisir. Il faudrait…
— Nous ne pouvons leur faire admettre cela. Et c’est un fait que, dans certains safaris, plusieurs accidents ont coûté la vie à bon nombre de clients… Je ne parle pas de ceux que vous avez dirigés… Nous ne pouvons nier les pertes. Les Loherts tablent sur nos rapports et les listes de morts. Leur but est évident : supprimer une activité et un potentiel d’énergie qui est pour eux de la perte sèche, le plus bel exemple d’improduction et de gale sociale qui soit. Ils veulent tout simplement couler la Compagnie, et leur intelligence leur fait trouver mille raisons qui apparaissent comme très valables. S’ils ne peuvent défaire l’industrie du skaïr, ils peuvent démanteler notre réseau de safaris. Cela, bien évidemment, nous ne le voulons pas, Matom Y. X.
— Je vois ça, murmura Matom.
Il voyait, effectivement. Il voyait une immense trouille planer sur les dirigeants de la Compagnie dont certains étaient parallèlement membres des Equipes Gouvernementales. Il voyait une infernale affaire de gros sous. Et, s’il était d’accord pour admettre que la dissolution des réseaux de safari lui couperait personnellement toute possibilité d’élévation sociale, lui ôterait gloire, argent, facilités, etc., il en devinait quelques millions d’autres qui tomberaient de beaucoup plus haut ! Peut-être même tout un système social qui risquait de s’écrouler, pour que s’installe bien plus rapidement qu’il n’y songeait l’ère des Loherts… Et il n’était plus tellement certain, comme il le clamait encore quelques instants plus tôt, d’avoir devant lui quelques siècles de vie peinarde.
— Dans l’état actuel des choses, reprit A. D. d’une voix plutôt terne, nous nous efforçons de prouver que notre Société est d’intérêt public. Nous proclamons que notre Compagnie et les activités qu’elle crée et engendre sont nécessaires à l’équilibre mental et psychologique des individus. C’est une certitude. Et nous voulons prouver, également, que les safaris rejoignent en cela nos préoccupations humanitaires de toujours. Que le danger est minime… voire inexistant.
Matom eut une grimace plate.
— Inexistant…
— Inexistant, appuya fortement A. D. Cette preuve, c’est à vous que la Compagnie la demande, Matom Y. X.
— Par l’Espace ! sursauta Matom, vous savez bien que c’est faux, qu’il y a effectivement du danger dans la chasse aux sierks ! Vous savez…
— Je sais, coupa A. D., que vous avez été choisi, vous, et personne d’autre, car jusqu’à présent vous seul avez ramené sur Vataïr tous vos clients en vie. Je sais que si vous réussissez dans cette… cette mission, vous aurez tout à gagner et rien à perdre. Si vous échouez… non seulement vous ne serez plus Maître Chasseur, mais il n’y aura plus de Maîtres Chasseurs, ni de safaris ni peut-être de Compagnie.
Il laissa couler un filet de silence et Matom ne fit rien, ne dit rien.
— Je sais, dit encore A. D., que, en cas de succès, vous pourrez vous offrir tout ce que vous voudrez, Matom. Sans compter la gloire.
D’une voix un peu rêche, après un temps, Matom dit :
— Et qu’est-ce que j’aurai à faire ?
— Conduire cette chasse sur D’om mieux que jamais, Matom. Mieux encore que les précédents safaris… Ramener beaucoup de sierks, faire passer un fameux bon moment à vos clients. Un moment inoubliable. Et pas d’accrochages, pas la plus petite écorchure. Du travail de grand artiste, Matom.
Matom eut un geste las, une fois encore, de la main qui tenait la chemise plastifiée.
— Arrêtez votre salade, dit-il.
Il demeura un moment immobile. Il avait l’air de réfléchir tout ce qu’il savait… En réalité, une foule de pensées désordonnées se bousculaient dans son cerveau.
— Vous avez quinze clients, dit A. D., comme pour l’achever. Des Matoms comme vous, pour la plupart. Un Nissio. Et puis…
— Et puis ? dit Matom.
Et il aurait parié sur la réponse.
— Et puis un Lohert, dit A. D. Un observateur.
Pari gagné.